Modèle commenté de charte sur le droit à la déconnexion
Depuis le 1er janvier 2017, les entreprises doivent encourager chez leurs salariés un usage responsable des outils numériques. Cela peut passer par l'élaboration et la négociation d'une charte dite de "droit à la déconnexion".
Je vous propose dans cet article un modèle commenté d'une telle charte. Ce modèle se base sur des recherches récentes en sciences de gestion, de collègues ou de moi-même. A ce titre, je commente ce modèle d'un point de vue académique, en l'étayant de sources complémentaires.
Depuis le 1er janvier 2017, les entreprises doivent encourager chez leurs salariés un usage responsable des outils numériques. Cela peut passer par l'élaboration et la négociation d'une charte dite de "droit à la déconnexion".
Je suis parfois sollicité par des contacts et des étudiants, en stage ou diplômés, pour des conseils sur l'élaboration de telle charte dite de "droit à la déconnexion". Il s'avère que l'un de mes cours traite des enjeux numériques des ressources humaines et que ma recherche porte sur l'impact de la technique au travail (télétravail, hyperconnexion, ...).
Pour faire gagner du temps à tous, je tenais à partager ici mon modèle de charte d'usage responsable des outils numériques. Ce modèle se base sur des recherches récentes en sciences de gestion, de collègues ou de moi-même. A ce titre, je commente ce modèle d'un point de vue académique, en l'étayant de sources complémentaires.
Si vous comptez faire usage de ce modèle, je vous serais gré de m'en tenir informé. Nous pourrions peut-être même, qui sait, en profiter pour analyser son impact dans votre entreprise et en faire un projet de recherche académique ...
Télécharger mon modèle de charte sur le droit à la déconnexion (.doc)
Note importante : Je ne suis pas juriste mais chercheur en sciences de gestion. La charte que je propose n'a pas fait l'objet d'une relecture par un juriste !
Modèle commenté de charte d'usage responsable des outils numériques
Préambule
En application de l’article L.2242-8,7° du Code du travail tel qu’issu de la loi n°2016-1088 du 8 août 2016, la présente charte définit les engagements de l’entreprise et de ses salariés pour un usage collectivement responsable des outils numériques, ainsi que les modalités de l’exercice du droit à la déconnexion.
Article 1. Définitions
Font l’objet de la présente charte :
- Outils numériques : Les technologies pouvant permettre au salarié de communiquer en tout lieu et en tout temps (notamment courriels, téléphones, réseaux sociaux, logiciels de visioconférences).
- Hyperconnexion : La perception d’un salarié d’être en permanence connecté à son travail par ses outils numériques, et ce même lors de son temps de repos et de congé.
- Droit à la déconnexion : Le droit pour le salarié de ne pas devoir ou avoir le sentiment de devoir utiliser ses outils numériques en dehors de son temps de travail.
- Surcharge informationnelle : La perception d’un salarié d’avoir perdu le contrôle de ses outils numériques.
- Usage responsable des outils numériques : Un usage des outils numériques respectant les temps de repos et de congé, la vie personnelle et familiale, ainsi que les souhaits d’usage de chacun de ses interlocuteurs.
Ma définition de surcharge informationnelle fait référence à celle de la "surcharge d'emails", définie académiquement comme "la perception d'un utilisateur d'avoir perdu le contrôle de l'usage de ses emails" (Dabbish et Kraut, 2006, p. 431). Il est à noter que ces définitions portent sur des concepts perçus par l'individu. C'est-à-dire que tout le monde ne réagit pas de la même manière à un même volume d'emails ou à une même intensité de connectivité (Stich et al., 2017). Il me semble donc futile d'établir un droit à la déconnexion se basant sur une définition absolue d'hyperconnexion (par exemple que l'hyperconnexion consiste à être joignable en permanence). Cela reviendrait à pervertir le droit à la déconnexion en un devoir de déconnexion qui ignorerait les différences individuelles de perception et de souhaits.
La perte de contrôle liée à la surcharge informationnelle est au coeur du problème de l'hyperconnexion. Comme le montrent de nombreuses recherches en la matière (par ex. Leonardi et al., 2010; ter Hoeven et al., 2016; Stich et al., 2015), l'hyperconnexion, bien que souvent revendiquée comme librement choisie, reste, dans son impact, asservissant et hors de contrôle. La charge informationnelle et l'hyperconnexion des uns est bien souvent causée par l'usage irresponsable des outils numériques par les autres (Stich et al., 2017). Par exemple, il peut être librement choisi de rester joignable chez soi, mais recevoir un appel inopiné et désagréable de son supérieur pendant un repas peut avoir des conséquences personnelles négatives. L'hyperconnexion est choisie mais ses modalités et ses impacts ne le sont souvent pas.
Tout l'enjeu du droit à la déconnexion revient donc, selon moi, à protéger le salarié de son "escalade d'hyperconnexion auto-entretenue" (Cavazotte et al., 2014, p. 82). Pour ce faire et étant donné que l'usage des uns dépend de l'usage des autres, je compte sur le fait que, si le salarié ne souhaite pas se déconnecter par lui-même, il le sera malgré tout si beaucoup de ses interlocuteurs, eux, se déconnectent.
Cette charte a ainsi pour objectifs (1) d'inciter le plus possible de salariés à revendiquer leur droit à la déconnexion - c'est-à-dire réduire la désirabilité sociale de l'hyperconnexion (Matusik et Mickel, 2011) -, et (2) d'encourager un usage collectivement responsable des outils numériques afin de rendre les communications plus efficaces et donc moins difficiles à traiter (Soucek et Moser, 2010).
Article 2. Engagements de l’entreprise pour un usage responsable des outils numériques
Pour encourager un usage responsable des outils numériques, lutter contre l’hyperconnexion et la surcharge informationnelle, et affirmer le droit à la déconnexion, l’entreprise s’engage à :
- Sensibiliser ses salariés et les managers notamment à l’impact de leurs usages des outils numériques sur les autres salariés de l’entreprise,
- Former ses salariés à l’usage responsable des outils numériques, et notamment à l’envoi, à la consultation, au tri et à l’archivage des courriels,
- Désigner au sein de l’entreprise des interlocuteurs spécifiquement chargés des questions relatives à l’usage responsable des outils numériques, à l’écoute et en soutien des salariés,
- Mesurer chaque année le niveau d’hyperconnexion et de surcharge informationnelle de ses salariés ainsi que leurs impacts,
- Désactiver l’accès aux outils numériques pour un salarié à sa propre demande.
Vous remarquerez que ces engagements d'entreprise ne comportent pas d'outils de déconnexions forcées comme la coupure de serveurs à certaines heures, le retrait d'accès en dehors du travail, la réduction des fréquences de réception, ou la séparation des outils numériques professionnels des outils numériques personnels. Dans les entreprises ou de tels débranchements sont opérés (Volkswagen par exemple), ces débranchements se font bien sûr au cas par cas. Ma recherche montre en effet qu'il convient de prendre en compte non seulement les circonstances (nature du travail par exemple), mais surtout les souhaits individuels (Stich et al., 2017). Certains salariés vivent très bien leur hyperconnexion choisie (Derks et al., 2016). Tout le monde ne souhaite pas se déconnecter, et ceux que l'on déconnecte de force peuvent se retrouver tout aussi stressés que ceux qui n'y sont pas parvenus !
Acceptant donc que ceux qui ne souhaitent pas se déconnecter peuvent poursuivre leur hyperconnexion, reste donc à déterminer comment déconnecter ceux qui en expriment le besoin. La recherche montre que les freins principaux à la déconnection sont (1) l'hyperconnexion de ses supérieurs hiérarchiques et la désirabilité sociale de l'hyperconnexion (Derks et al., 2015; Matusik et Mickel, 2011), (2) le manque de compétences à utiliser efficacement et responsablement les outils numériques (Soucek et Moser, 2010), et (3) le manque de discussions collectives des pratiques d'hyperconnexion (Barber et Santuzzi, 2015). J'entends lever ces freins avec les suggestions suivantes.
La sensibilisation et l'accompagnement reviennent à faire prendre conscience des dangers de l'hyperconnexion. Dans nos sociétés de "valeur travail", l'hyperconnexion est souvent rendue désirable et glorifiée malgré ses méfaits. Le salarié hyperconnecté, qui répond aux emails sur la plage ou pendant les temps creux domestiques, se sent et est perçu comme "professionnel" (Cavazotte et al., 2014; Matusik et Mickel, 2011). Il revient donc de renverser la balance en rendant la déconnexion désirable. Cette sensibilisation doit cibler prioritairement les managers, qui sont à la fois "les principales victimes et les principaux coupables de l'hyperconnexion" (Waller et Ragsdell, 2012, p. 170). Les managers montrent l'exemple mais imposent également leurs normes d'usage des outils numériques à leurs subordonnés de manière implicite car, quoi que les managers en disent, il est difficile de ne pas leur répondre instantanément (Derks et al., 2015).
La formation est essentielle car les salariés compétents à l'usage des outils numériques ont un impact moindre sur leurs interlocuteurs. La recherche montre que savoir envoyer des emails concis et précis à un nombre justifié de destinataires permet de réduire le niveau collectif de surcharge informationnelle (Soucek et Moser, 2010). Sur le plan personnel, une meilleure gestion de ses outils (tri, archivage, paramètrage de la fréquence d'arrivage, ...) permet également de réduire son propre niveau de surcharge informationnelle (Dabbish et Kraut, 2006).
Pour pouvoir enclencher des discussions collectives pertinentes, il revient de pouvoir évaluer l'étendue et l'évolution des problèmes en matière d'hyperconnexion et de surcharge informationnelle. Cet audit annuel peut s'appuyer sur des instruments de mesures académiques existants. Je vous invite à me contacter pour plus de détails ou pour d'éventuelles collaborations.
Enfin, je propose de donner la possibilité aux salariés de "court-circuiter" leur manager en se faisant déconnecter sur leur demande par l'entreprise. La déconnexion étant désormais un droit, j'estime qu'il doit pouvoir être revendiqué malgré les pressions implicites qui pourraient le freiner (telles que la désirabilité sociale ou les normes en vigueur dans son équipe précédemment évoquées).
Article 3. Engagements des salariés de l’entreprise pour un usage responsable des outils numériques
Pour utiliser de manière responsable leurs outils numériques, et lutter contre l’hyperconnexion et la surcharge informationnelle de leurs interlocuteurs, les salariés s’engagent à :
- S’interroger sur la pertinence d’utiliser les outils numériques en dehors de leur temps de travail,
- S’abstenir autant que possible de contacter leurs interlocuteurs et surtout leurs subordonnés en dehors de leurs temps de travail respectifs, et à plus forte raison s’ils ne le souhaitent pas,
- Ne pas contacter, ou mettre en copie de leurs courriels, des interlocuteurs qui ne semblent pas en avoir besoin ou qui ne le souhaitent pas,
- S’enquérir des souhaits de chaque interlocuteur en matière de déconnexion et d’usage des outils numériques,
- Respecter le droit à la déconnexion de leurs interlocuteurs en tenant compte de leurs souhaits et en n’émettant pas de jugement sur les raisons qui les motivent à revendiquer ou non ce droit.
L'hyperconnexion et la surcharge informationnelle sont de la responsabilité de tous. Les actions évoquées dans l'article précédent visent à encourage un usage responsable des outils numériques. In fine, ce sont donc aux salariés eux-mêmes de responsabiliser leurs usages, avec l'aide des dispositifs de l'article 2.
Les mêmes enjeux sont donc rappelés. Chacun se doit de responsabiliser son usage des outils numériques en montrant l'exemple (Derks et al., 2015), en envoyant des communications pertinentes (Soucek et Moser, 2010), mais aussi en faisant preuve d'empathie pour les usages souhaités des autres (Stich et al., 2017).
Ma recherche porte particulièrement sur ce dernier point. Comme la communication des uns dépend de celle des autres, il convient de s'enquérir des préférences de ses interlocuteurs en matière de connectivité, et de partager les siennes. Les enjeux de l'hyperconnexion, de la surcharge informationnelle, et même plus globalement du stress et de l'équilibre vie privée-vie professionnelle, sont individuels et subjectifs. Je suis donc persuadé que la meilleure manière de les aborder est par le respect mutuel de nos préférences et de nos choix.
- Barber, L. K., & Santuzzi, A. M. (2015). Please Respond ASAP: Workplace Telepressure and Employee Recovery. Journal of Occupational Health Psychology, 20(2), 172–189.
- Cavazotte, F., Heloisa Lemos, A., & Villadsen, K. (2014). Corporate smart phones: professionals’ conscious engagement in escalating work connectivity. New Technology, Work and Employment, 29(1), 72–87.
- Dabbish, L. A., & Kraut, R. E. (2006). Email overload at work: an analysis of factors associated with email strain. In Proceedings of the 2006 20th anniversary conference on Computer supported cooperative work (pp. 431–440). Banff, Alberta, Canada: ACM.
- Derks, D., van Duin, D., Tims, M., & Bakker, A. B. (2015). Smartphone use and work–home interference: The moderating role of social norms and employee work engagement. Journal of Occupational and Organizational Psychology, 88(1), 155–177.
- Derks, D., Bakker, A. B., Peters, P., & Wingerden, P. van. (2016). Work-related smartphone use, work–family conflict and family role performance: The role of segmentation preference. Human Relations, 69(5), 1045–1068.
- Leonardi, P. M., Treem, J. W., & Jackson, M. H. (2010). The Connectivity Paradox: Using Technology to Both Decrease and Increase Perceptions of Distance in Distributed Work Arrangements. Journal of Applied Communication Research, 38(1), 85–105.
- Matusik, S. F., & Mickel, A. E. (2011). Embracing or embattled by converged mobile devices? Users’ experiences with a contemporary connectivity technology. Human Relations, 64(8), 1001–1030.
- Soucek, R., & Moser, K. (2010). Coping with information overload in email communication: Evaluation of a training intervention. Computers in Human Behavior, 26(6), 1458–1466.
- Stich, J.-F., Farley S., Cooper, C. L., Tarafdar, M. (2015). Information and communication technology demands: outcomes and interventions. Journal of Organizational Effectiveness: People and Performance, 3(1).
- Stich, J.-F., Tarafdar, M., Cooper, C. L., Stacey, P. (2017). Workplace stress from actual and desired computer-mediated communication use: a multi-method study. New Technology, Work and Employment, 32(1).
- ter Hoeven, C. L., Zoonen, W. van, & Fonner, K. L. (2016). The practical paradox of technology: The influence of communication technology use on employee burnout and engagement. Communication Monographs, 83(2), 239–263.
- Waller, A. D., & Ragsdell, G. (2012). The impact of e-mail on work-life balance. Aslib Proceedings, 64(2), 154–177.