Jean-François Stich

J’ai les yeux rivés sur l’écran, comme il se doit. Cela fait au moins vingt minutes que le directeur académique nous présente sa nouvelle stratégie. Je me demande s’il existe vraiment. Personne ne l’a jamais rencontré. Il participe à des visios à toute heure du jour et de la nuit, et son visage semble à chaque fois comme bercé par un lever de soleil. Il ne semble avoir ni corps, ni lieu, ni temporalité. Est-ce un Salarié Non Humain ? Ce serait tout de même surprenant pour un directeur académique.
Il m’interpelle : « Jeff, que pensez-vous de tout ceci ? », Son regard transperce la mosaïque et l’écran, se peut-il qu’il ait sondé mon esprit ?

Tous les visages de la mosaïque virtuelle sont tournés vers moi, du moins j’en ai l’impression. J’ai été désigné pour commenter, le premier, la nouvelle organisation académique qui nous est proposée.
« Ça ne manque pas d’audace. Si je comprends bien, il n’y a plus de département disciplinaire, plus de chef ? »
« Oui, tout à fait », répond David, le directeur académique. « L’interdisciplinarité n’existera jamais tant qu’il restera des disciplines dans lesquelles se retrancher. Les départements et les journaux ne font que se tirer la couverture.
– Mais qu’en est-il de la section 37 du CNRS ? Des revues ?
– Sommes-nous des loups qui urinent pour marquer leur territoire et qui mordent ceux qui y pénètrent ? Je revendique l’indisciplinarité ! Je ne veux plus entendre parler de sciences de gestion ! Ici, nous faisons de la science en gestation. »
Je pense avoir effectivement affaire à une intelligence artificielle de directeur académique, tant ses néologismes sont perchés. Son analogie lupine est même reprise mot pour mot d’Hubert Curien. L’indisciplinarité est aux origines de la cybernétique et donc de l’IA. Mais y aurait-il du vrai dans cet assemblage algorithmique ? Est-il encore pertinent, aujourd’hui en 2060, de s’accrocher à une discipline comme une moule à son rocher ?

J’entre dans mon bureau, à moitié réveillé et un jus d’orange à la main. Mes algorithmes ont bien travaillé cette nuit. Je constate qu’ils ont peuplé mon tableau de dizaines de modèles. Chaque matin, ces boîtes et ces flèches ne font aucun sens. Chaque matin, je me dis que mes algorithmes ont complétement déraillé, et que je ferais mieux de sortir pour une fois de mon domicile pour tenter de comprendre le monde par l’interaction ou la flânerie plutôt que par l’exégèse. Mais, chaque matin, je me rappelle que les revues académiques sont devenues des quotidiens, qu’un article doit leur être soumis pour le soir, et que je ferais mieux de m’y atteler. La science n’est plus que l’écume d’elle-même.

Sur le tableau que mes algorithmes ont peuplé de modèles statistiques, un résultat attire mon attention. La technologie n’est pas épanouissante pour les télétravailleurs sociables. C’est assez curieux. Je demande au logiciel de me présenter un agrégat de données représentatives. Une visio est lancée et je me retrouve face à un trentenaire, barbe de trois jours et t-shirt à motifs.
« Alors comme ça, la technologie ne rend pas votre télétravail plus épanouissant ?
– Non, pas vraiment. Mais sans elle, je ne pourrai pas rester dans mon camping.
– Dans votre camping ?
– Oui, je télétravaille dans une caravane. Ça me force à vivre dehors et je ne m’ennuie jamais. Il y a toujours du monde. »
Je déconnecte la visioconférence et regarde le détail de l’agrégat avec lequel je me suis entretenu. Il est représentatif de 56 entretiens semi-directifs et de 348 données d’enquêtes déclaratives.
Je n’avais pas pensé à regarder leur lieu de vie. Ce ne sont pas des nomades digitaux car ils habitent dans des lieux fixes et collectifs : campings, colocations, cohabitats, cités ouvrières, phalanstères, ZAD, écovillages. Serais-je en train de mettre en lumière un nouveau phénomène de télétravail en communauté ?

L’hôte du podcast dans lequel je suis invité a fini de me présenter. Je vérifie que mon micro est coupé et m’éclaircis la gorge. D’habitude, j’envoie ma doublure, mais j’ai cette fois-ci décidé d’aller moi-même au charbon.
« Jeff, comment en sommes-nous venus à employer des Salariés Non Humains ?
– À partir du moment où des IA ont pu communiquer entre elles et avec nous en autonomie, tout est devenu possible. Beaucoup de métiers ne consistent qu’à communiquer. Les vendeurs, les managers par exemple. Comme le texte n’était pas assez immersif, les IA se sont mises à converser de vive voix ou en visio, représentées par des avatars. »
Je vois quelques pouces verts se lever, c’est réconfortant.
« On ne distingue plus vraiment les humains des SNH …
– Je n’arrive même plus à le faire moi-même ! Et j’étudie pourtant le phénomène depuis vingt ans. »
Je jette un œil aux statistiques. Je suis écouté par 632 auditeurices et 431 robots d’indexation.
« Allez, un sondage pour les Homo sapiens qui nous écoutent. Jeff est-il humain ? »
Le sondage est dépouillé en quelques secondes. 68% seulement pensent que je suis humain. Si c’est pour arriver à ce résultat, autant envoyer la doublure.

Je suis invité à assister à un entretien de recrutement pour évaluer l’adéquation d’un candidat. J’ai breveté mon algorithme à contre-cœur, poussé par mon labo. Je lance la visio, en mode espionnage pour que le candidat ne me voie pas.
« Alan, vous postulez pour deux postes en contrôle de gestion. Parlez-nous succinctement de votre parcours. »
Il y a trois candidats dans la visio, ils se ressemblent vaguement. L’un d’eux prend la parole. « Alors moi c’est Alan, 50 ans dont 15 en contrôle de gestion dans l’industrie énergétique. Je maintiens deux Non Humains pour lesquels je cherche de nouveaux emplois. Je les laisse se présenter.
– Bonjour, je suis Alain. Je travaille pour Alan depuis 10 ans déjà, je crée des tableaux de bords et je traite environ un million de milliards d’opérations par seconde. »
« Et moi c’est Allen, trois pétaflops, j’ai été mis en service cette année et je fais de la gestion de stocks. »
La recruteuse conclut l’entretien. « Merci, ravie d’avoir fait votre connaissance. J’ai bien reçu les journaux d’activité et de maintenance. Nous avons tout ce qu’il nous faut, nous vous tiendrons informé. »
Alain et ses Non Humains se déconnectent, ils ont été entendus en à peine cinq minutes. Mon algorithme calcule une adéquation de 93,6% sur la base des données transmises et de l’entretien. Je transmets le score et reçoit une réponse de la recruteuse dans la seconde : « Merci Jeff d’avoir mis ton algorithme de matching à disposition. Les 100€ ont été versés sur ton compte. Julia, SNH en recrutement. »

Je rejoins la visio. J’attends cinq bonnes minutes que le directeur académique veuille bien me laisser entrer.
« Bonjour Jeff, bienvenue à cet entretien annuel d’évaluation. Je vois que vous avez rempli le formulaire.
– Bonjour David, oui, comme on me l’a demandé.
– 154 micro-articles publiés dans des revues classées, c’est pas mal.
– Oui, c’est 10 de plus que mes objectifs. Je suis particulièrement fier d’avoir pu mettre en lumière le phénomène du …
– Il y a un peu de relâchement je vois. Vous aviez pour habitude de participer davantage à l’effort de guerre. Vous n’avez pas non plus été très ambitieux concernant vos perspectives de recherche, je ne vois que 10 projets.
– J’ai fêté mes 70 ans le mois dernier, David.
– Mon père a soufflé ses 85 bougies et il donne encore une conférence TED par semaine.
– Votre père ? Je vous croyais SNH ! »
David me jette un regard surpris. Le silence gênant qui s’ensuit me fait comprendre ma méprise et que je ne serai sans doute pas augmenté cette année.

Je consulte ma boîte mail pour l’unique fois de la journée. Un message attire mon attention :

Objet : Il est temps
Cher moi-même,
Tu as 70 ans maintenant. Il serait grand temps de prendre ta retraite, si ce n’est déjà fait. Ne laisse pas tes dernières années te filer entre les doigts.
Signé : toi-même en 2050 (envoyé depuis FutureMe.org)

Chers collègues,

L’e-mail n’est pas mort – la preuve, en voilà un, que j’ai moi-même écrit.
Je ne suis pas mort non plus, mais j’ai souhaité, à 70 ans, prendre ma retraite avant que cela n’advienne.

C’est donc avec une émotion toute particulière que je vous annonce cesser mes activités de recherche pour me concentrer sur d’autres activités tout aussi récréatives.

Cela fait 44 ans que j’ai soutenu mon doctorat, 38 ans que j’ai soutenu mon HDR. Tant d’années passées à vos côtés ! Le fait que je n’ai jamais pu rencontrer « en chair et en os » beaucoup d’entre vous n’enlève rien ni à la profondeur de notre amitié, ni à la richesse de nos collaborations (que certains qualifieraient péjorativement de « virtuelles »). Je suis reconnaissant d’avoir pu faire votre connaissance, et espère que nous garderons contact.

Je vous convie avec bonheur à participer à mon pot de départ. Il se tiendra le 1er juillet 2060 chez moi, dans les Vosges, en France. Bien que des robots de téléprésence seront mis à disposition pour une participation hybride, je vous encourage à essayer d’y participer physiquement. Je m’acquitterai de toutes vos taxes kilométriques afin que cet obstacle législatif ne nous empêche pas, pour une fois au moins, de nous côtoyer.

Au plaisir de vous y voir et/ou de continuer à vous revoir,
Jean-François (Jeff) Stich